#mercredifiction - Travail, Prud'Hommes, Argent, Revanche
Quand Géraldine reçut le virement bancaire des dommages et intérêts gagnés après deux ans de procédure Prud'homale contre son ancien employeur, elle se mit à rêver à ce qu'elle allait faire du temps libre dont elle disposait à présent.
Sur l'écran trop lumineux, la somme éblouissante contenait tellement de chiffres autour d'un point et d'une virgule qu'il lui avait fallu quelques secondes pour bien réaliser. Une somme aussi inhabituelle dans ses relevés il fallait faire un effort pour l'assimiler, laisser le temps au cortex de bien comprendre qu'elle était du domaine du possible. Sur la ligne de son solde créditeur le point séparateur des milliers ne simplifiait pas la lecture immédiate.
51.126,35
Soit : cinquante et un mille cent vingt-six euros et trente-cinq centimes.
À sa place, avec une telle somme, beaucoup n'auraient pas résisté longtemps à la tentation de s'offrir quelques cadeaux onéreux pour se consoler, après ces années de bataille éprouvantes.
Géraldine elle, ce qu'elle rêvait de s'offrir, à part payer le mois de loyer en retard et remplir le frigo, c'était une vengeance délectable sur les N+, les petit⋅es et grand⋅es managers, et les équipes RH insensibles.
Comment s’y prendre pour assouvir sa vengeance ?… allait-elle utiliser la violence, les menaces, les représailles physiques ?
Non. Maintenant qu'elle avait des journées entières à occuper comme elle le désirait, officiellement en recherche active d'un emploi mais officieusement pas du tout prête à signer un contrat de travail de sitôt, cette réponse se trouvait dans les propres mots de son ancien manager.
« Incrémentalité ».
Utilisé à tort et à travers, le concept était devenu un prétexte à toutes les exigences, toutes les entorses au code du travail. Personnel incrémental, objectifs, plannings à incrémenter.
Cette notion mathématique, passée dans le domaine du marketing, puis de l'entreprise en général, était maintenant synonyme d’heures supplémentaires non payées, de remplacement au pied levé, de doublement de la charge de travail pour boucler un dossier ou remplir une commande.
Pour ses supérieur⋅es hiérarchiques qui ne juraient plus que par l’incrémentalité, les souffrances humaines avaient disparu du champ des émotions tangibles. Dans leur vision incrémentale des choses, le stress n’était que le propre de l’employé⋅e incapable, l'inquiétude celui d'une absence de motivation. Incrémenter, c’était optimiser, c’était shifter, ajouter, additionner. Une addition est toujours une action positive. Et être positif c’est répondre oui à tout.
Sur la table à manger baignée d’un rayon de soleil passager, de très bonne humeur en pyjama et pantoufles, absolument positive pour une fois, Géraldine avait l’intention de donner un tout nouveau sens au terme indélicat.
Grâce à la compensation qu'elle venait de recevoir, une sécurité financière inespérée dont elle allait pouvoir profiter pendant quelques mois, voire quelques années, si elle n’était pas trop dépensière, l’équilibre venait de s’inverser. Elle sentait que la roue allait tourner un peu plus dans son sens.
D’ailleurs elle avait crû comprendre qu’aujourd’hui certaines entreprises avaient beaucoup de mal à recruter. Elle comptait bien en tirer parti de la façon la plus inventive, et suivre les conseils de sa psy, qui disait qu'il faut "aller vers ce qui vous fait du bien, ce qui vous donne de la satisfaction."
Après des années de sacrifice Géraldine comptait d'abord se divertir un peu.
Devant elle dans la fenêtre de recherche, plusieurs offres d'emploi se bousculaient déjà pour devenir les prochaines cibles de son attention.
L’incrémentalité allait changer de camp.
#mercredifiction [2] : Humiliations travail, petite vengeance, argent, horoscope
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Une feuille A4 accrochée au frigo sous un magnet kiwi. Géraldine contemple les deux mots qu'elle vient d'y inscrire au feutre : "arrêt maladie".
Elle se tient debout dans la cuisine, concentrée, équipée. En passant faire les courses plus tôt dans la journée elle avait succombé au charme d'une magnifique paire de pantoufles en pilou. Étonnement c’est le premier vrai achat qui lui donne l'impression de flamber avec les dizaines de milliers d’euros arrivés sur son compte. Et désormais elle met un point d'honneur à toujours préparer sa revanche les pieds dans ses nouvelles charentaises préférées. Des chaussettes confort et un gilet en molleton corail complètent la tenue de conspiratrice.
Procéder dans l'ordre. Un motif. Des moyens. Des cibles.
Avec la liste à peine amorcée sur le frigo, il s'agit de recenser tout ce qui va l'aider à piquer là où ça fait le plus mal. "CE QUI LES ÉNERVE".
Sans se presser. Pour l'instant le plaisir réside dans la préparation, dans le fait de savourer ce luxe d'avoir les moyens.
Une nouvelle idée lui vient, à ajouter sur le papier : "Abandon de poste".
L'odeur légèrement âcre du feutre sature ses souvenirs d'humiliations sur des lieux de travail. Mais rien ne sert de remuer la boue maintenant, la liste se remplira d'elle-même, petit à petit. Pour la psychothérapie il y a un espace et un temps dédié.
Après la phase de réflexion, la phase de création. Atelier d'écriture.
Elle lance l'écoute d'un morceau d'Amnesia Scanner sur l'enceinte.
La première chose qu'elle avait toujours rêvé de faire pour ridiculiser les demandes à la con des patron⋅nes, c'était de se lâcher dans les lettres de motivation. Sérieux, ça existe encore ça, les lettres de motivation ?
Faut croire que oui à en juger les offres d'emploi ouvertes sur son ordi.
Géraldine se rassoit au bureau de commandement. Une infusion coup de fouet mélisse sauge et sariette dans la tasse encore chaude, le café c'est fini depuis quelque temps. On vit plus détendue quand le réveil ne sonne pas à 6h30.
Devant elle sur la table à manger, des magazines récupérés dans la cabine à livres du quartier. Géraldine a toujours eu l'esprit un peu créatif, même si elle évitait de le montrer dans les ateliers de team building malaisants. Tous les magazines sont ouverts à la page horoscope.
L'Horoscope c'est génial, une mine d'idées à la con du même tenant que celles qu’on entend en entreprise. En combinant quelques phrases prédictives on obtient le genre de perles de sagesse proférées par des managers.
Le curseur clignote sur la page prête à être rédigée.
Géraldine fait son choix parmi l'offre astrale: « Ce n'est pas de votre fait, mais les effets de Saturne et Vénus appellent une réaction. » Plus loin sous le signe Taureau: « Vous secouez les carcans, vous écoutez vos envies profondes. »
C'est bien mais elle est obligée d'ajouter une touche plus personnelle.
« Un cœur de lionne sous un pelage de castor ». C'est ce que sa collègue Fatiah disait d'elle pour plaisanter. La lettre de motivation ne peut pas commencer autrement.
« Cœur de lionne sous un pelage de castor, je secoue les carcans et j'écoute mes envies profondes.
Ce n'est pas de votre fait, mais les effets de Saturne et Vénus appellent une réaction. Contactez-moi. »
Géraldine est assez fière du résultat.
Dans un premier temps le but est de rigoler en réalisant son délire. La pensée de faire perdre du temps aux RH dans leur sainte journée de productivité sera le premier de ses petits plaisirs. Si elle pouvait carrément leur faire perdre leurs nerfs ce serait encore plus drôle. Sur les annonces vraiment dérangeantes elle compte s'acharner un peu, renvoyer plusieurs fois le même CV, accompagné d'une lettre qui évolue. Une discussion dans le vide, en mode foutage de gueule - mais avec une certaine subtilité ? À voir plus tard, selon l'inspiration du moment.
Géraldine a bien conscience que le côté rigolo des courriers ne durera pas éternellement.
Quand tout le fun des mailings aura été épuisé, il faudra penser à changer de distraction.
En scrollant, un résumé de poste à pourvoir attire son regard :
« Vous voulez intégrer une entreprise qui place l'humain et l'épanouissement de chacun au centre de sa stratégie ? »
Elle choisit "postuler", sans réfléchir, sans prendre la peine de vérifier si son expérience est adaptée au poste. Elle attache les deux pièces jointes requises. CV et recommandations de Saturne.
Le bouton Envoyer brille comme un sort.
Un petit instant pour savourer ce nouveau pouvoir.
Elle clique.
Grâce à Géraldine, chez Groupe Evelis, quelqu'un va passer une journée encore plus belle.
Bande son :
amnesiascanner.bandcamp.com/track/as-tearless-feat-lalita
#mercredifiction [3] : Aliénation travail, petite revanche, bouffe, séance psy
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Le chômage a vraiment du bon.
En traînant au lit ce matin avec des tranches de pain recouvertes de pâte à tartiner, Géraldine se demandait si les Ressources Humaines ouvraient les CV pour faire une sélection sans vraiment lire les lettres de motivation. Si c’était le cas il y avait une petite faille dans sa stratégie. Ça lui avait presque gâché ses tartines. Arrière-goût de frustration un peu trop familier.
Sur sa liste de choses à faire avant de mourir elle hésite encore à cocher la première case.
Elle vérifie le dossier spam dans le petit écran, clique dessus plusieurs fois. Trop décevant de ne voir apparaître aucun signe dans sa boîte de réception. Aucune conséquence, même pas un accusé de lecture.
Tout ce qu’elle voudrait maintenant c’est vérifier son pouvoir de perturbation. Géraldine ne sera probablement pas satisfaite par l'expérience tant qu'elle n'obtiendra pas au moins une réponse exaspérée de la part d'une grande entreprise.
Dans une conversation à côté elle texte "Oui je suis obsessionnelle".
En retour elle reçoit un emoji castor à grandes dents.
Elle se concentre un instant. Il n’est pas question de se décourager aussi facilement. Elle va reprendre son historique sur la plateforme pour candidater, mais cette fois elle trompera les destinataires en mettant sa lettre de motivation personnalisée à la place du CV. Histoire d'être sûre que si la LM est secondaire le piège fonctionne quand même.
C’est sur la table à manger dégagée que les opérations se poursuivent. Il est déjà 10 heures, après les manœuvres elle se mettra à découper des légumes. Dans le courrier d’intentions elle ne change rien au couplet astral pour cœur de lionne, "effets de Saturne et Vénus" qui "appellent une réaction".
Quelques envois rapides à ses premières cibles, entre deux gorgées de verveine tiède avec trop de miel.
L'ambiance dans l'appartement est moins lumineuse que les jours précédents. Dans sa tête aussi. Il n’y a plus cette tristesse des contraintes horaires, mais une forme d’absence plane sur le temps qui passe. Quel est le sens d'une journée finalement, avec ou sans travail ? Peut-être que c'est tout le concept du calendrier qui est foireux, incrémental par nature. Depuis qu’elle se lève pour inventer son propre emploi du temps, Géraldine trouve bien de quoi s'occuper : elle peut faire tout ce qui était impossible en rentrant crevée le soir, cinéma, inscription à la médiathèque, à la piscine. Marché du jeudi matin. Elle teste même tous les jours une nouvelle routine d’exercices sportifs de moins de 20 minutes.
Pourtant après quelques semaines bien méritées à glander, remplir son temps libre n'apporte pas non plus une réponse évidente à la recherche de sens que le travail vous enlève. Reprendre le contrôle de ses journées et de ses choix était la base nécessaire pour chercher du sens, mais comme elle est en train de s’en rendre compte aussi pendant les séances, une fois l’obstacle dépassé il y a parfois cette angoisse de l’absence, parce qu’il n’y a plus rien sur quoi se concentrer.
En pantoufles pilou, assise devant l’ordinateur portable, elle regrette presque sans l'avoir connu la présence affectueuse d'un chat.
Le téléphone tressaille. Fatiah l'invite à boire un verre ce soir.
Elle regarde une vidéo de Pilates, se demande si c’est vraiment pour elle, commence une liste de séries à télécharger, feuillette les magazines posés en désordre sur une chaise.
Au bout de trois quarts d'heure, nouvelle inspiration.
La suite d’une discussion fictive, comme si Géraldine écrivait un dialogue. À la fin de la lettre de motivation toujours ouverte sur l’ordi elle rajoute cette phrase improvisée :
"Il m'est difficile dans l'attente d'une réponse de prêter attention à mes proches qui pourtant en auraient besoin."
Un peu de pathos pour provoquer une réaction de la part des départements du personnel, voila peut-être ce qui manquait. Elle ne sait pas d’où ça lui vient, son côté créatif a l’air d’apprécier l’absence de chefaillon colérique.
Doigts habiles sur les formulaires, elle refait une tournée d'envoi, toujours aux mêmes destinataires. Société de recrutement, hypermarché, startup dans l’alimentaire, usine de prototypes de trucs…
Quand tout est parti, qu’il n’y a plus de bouton d’envoi sur lequel se défouler, elle se demande soudainement quel est le but d'encombrer la boîte mail de quelqu'un qui n'aura peut-être pas plus mérité qu'elle d'être essorée par les rouages du bureau. Un⋅e stagiaire, un⋅e réceptionniste, tout en bas de la hiérarchie, qui ramasse à la place des autres. Le monde du travail est bien foutu pour séparer les gens des vraies conséquences qui devraient leur être attachées.
C'est peut-être ça l'adjacence d’ailleurs ? Personne n'avait compris où le dernier coach voulait en venir dans sa prédication pour « collaborateurs », entre l’atelier coloriage et taï chi.
Ses courriers ne lui paraissent plus si amusants tout d'un coup. Géraldine se lève pour aller réfléchir devant la liste sur le frigo, son centre stratégique.
Il manque quelque chose d'évident.
Ça saute aux yeux quand elle regarde l’aimant en forme de fruit, qui lui rappelle un jeu vidéo. Dans ses essais, comme dans les jeux, il faudrait pouvoir mesurer une progression. Elle avait commencé à énumérer les moyens, sur le papier accroché en face d’elle, mais il lui faut également une échelle des cibles, un organigramme. Pour donner corps à une revanche incrémentielle il fallait viser un peu plus haut.
Nouvelle petite inquiétude qui pointe. Qu'est-ce qu'elle va dire à la psy à propos de tout ça? « Je tente une carrière d'amuseuse » ? Pour que l'autre lui réponde: « Ça ne fait rire que vous. » ?
Géraldine sait que la psy ne se permettrait pas de se moquer ouvertement. Qu’elle laissera toujours la parole s’exprimer librement, sans jugement. Et ça ne serait pas sain de se retenir de parler de ce qui l’occupe vraiment, de mentir par omission.
Trop tard pour regretter de toute façon. Tous les messages sont partis depuis un quart d’heure.
Pendant qu’elle ramasse la vaisselle du petit-déjeuner, une notification résonne. Nouveau mail.
Géraldine ouvre l'appli.
Wah.
Quelqu'un est vraiment en galère de personnel. Malgré toutes les conneries qu'elle envoie pour se détendre, on lui propose direct un entretien d'embauche, demain à 15h.
Qu’est-ce qu’elle a de prévu demain ? Rien de particulier.
Elle confirme le rendez-vous.
Il est peut-être temps d'entrer dans le vif du sujet au lieu de jouer nonchalamment en pantoufles.
Une publicité ciblée dans le coin de l'écran demande "Êtes-vous prêt pour passer à la prochaine étape de votre carrière ?"
Géraldine est prête.
Il ne lui reste qu'à trouver une garde-robe vraiment adjacente.
#mercredifiction [4] : Petite revanche, entretien d'embauche
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8 h ce matin, le téléphone s’était mis à sonner deux fois de suite. Appel inconnu. Sûrement l’isolation à 1 euro ou l’arnaque au compte personnel de formation. Au lieu de se replonger dans les oreillers Géraldine avait sauté du lit en chantant. Si elle l'avait vue, Fatiah aurait lancé une de ses formules : « l'envie de fourberie. »
C’est cette énergie que Géraldine veut garder pour aller à l’entretien d’embauche aujourd’hui.
Après son petit déjeuner Géraldine a quand même fait l’effort de lire la description du poste qu’on lui propose. Le rendez-vous est à 15h. Rien que pour ce temps de préparation matinale il faudrait payer les gens. Les patron⋅nes qui ne viennent même plus au bureau on les récompense bien.
Elle finit de lire le pavé indigeste en ramassant les vêtements qui trainent par terre. Des intentions pires que ses horoscopes, « Nous sommes impatients de faire connaissance et de construire ensemble un chemin partagé ». Pour un contrat d’employée à tout faire.
Un des trucs qu’elle déteste le plus dans ces entretiens, à côté de l'hypocrisie contractuelle, c’est d'être obligée de se conformer à une image idéale pour avoir toutes ses chances. Surtout ne pas décevoir, être enthousiaste, mais ne pas donner l’impression d’avoir trop de caractère. Ça commence en général avec l’apparence. Des remarques sur une couleur de cheveux, un trait de maquillage ou la longueur d’une jupe elle en a eu.
Depuis hier soir elle écume les pages d’un site de vêtements professionnels. Il y a cet ensemble blouse et tablier : blanc à rayures bleues. On dit "rayures Vichy".
Dès qu'elle a vu la photo Géraldine a pouffé de rire toute seule dans la cuisine de son petit appartement.
Si elle doit revenir dans cet état d'esprit du passé, pure perte de temps depuis qu’elle a gagné un petit magot aux prud’hommes, il faut que la mise en scène soit à la hauteur. Un entretien d'embauche c'est une mise en scène. Comme les autres cérémonies. Anniversaires, mariages, enterrements.
Elle veut cette tenue de femme de chambre, elle n'arrête pas d'y penser depuis hier. Sobre mais parfaitement identifiable. Sous la blouse elle mettra un pantalon. Surtout, le poste proposé à l'entretien n'a rien à voir avec l’hôtellerie : première technique de déstabilisation.
Rendez-vous dans quelques heures, elle n’aura pas le temps de recevoir une commande. Mais le site de vêtements pro a une boutique de vente au détail en ville. La blouse-tablier est annoncé « en stock ».
Géraldine quitte son pyjama pour s’habiller en vitesse.
*
Il fait gris. Un petit vent désagréable promène des feuilles mortes et des tickets de jeu déjà grattés. À l’angle de la rue des commerces un type fait la manche assis par terre dans le froid. De loin Géraldine entend un vieux monsieur qui s’arrête pour lui faire la morale « Et le travail alors ? Parce qu’ils cherchent, y trouvent pas ! »
Instinctivement elle aimerait aller l’engueuler à voix haute devant tout le monde, mais le vieux est déjà parti quand elle arrive.
Partout on répète que la main-d’œuvre manque dans le pays, que les gens « n'ont plus d'ambition ». Apparemment certains croient toujours que se faire exploiter c'est une ambition.
Dans une vitrine deux mannequins d’habillage devant un rideau rouge, l'un en cuisinier à toque, l'autre en combinaison de chantier. C'est bien là.
Elle pousse la porte. Tout au fond de la salle encombrée de portants sur plusieurs niveaux, des drapés pendent du plafond. Des appliques douchent les vestes, pantalons, et couvre-chefs. Ici le concept de mise en scène prend tout son sens. On se croirait dans les coulisses d’un théâtre. Une porte au fond est entrouverte, baignée de lueur d’écran.
Géraldine s’arrête fascinée devant une étagère pleine de chapeaux de cuisinier⋅es. Des toques, des faluches, calots, coiffes bérets. Vestes blanches croisées, à col officier, chasubles, tabliers. La faluche en particulier, plissée, tombante, produit un bel effet.
Un ado de 15 ou 16 ans apparaît derrière elle : « Je peux vous renseigner ? »
Elle lui montre la photo de la blouse qu’elle veut. Le garçon aux cheveux très courts et lunettes carrées lui répond « ça c’est un vieux modèle, on en a des plus stylés si vous voulez ». Mais Géraldine a déjà regardé les nouvelles collections sur le site web. « Non non c’est celle-là que je veux. »
À midi un mélange d’excitation et de stress lui ôte l’envie de cuisiner. Elle réchauffe un plat préparé en stock pour les mauvais jours. Barquette de lasagnes qu’elle entame, mais ne se ressert pas.
12h30. Elle essaie la blouse dans le salon.
Rigole en chômeuse devant le miroir.
Un vrai uniforme professionnel. Le tablier à bavette qui s'ajoute par-dessus aide à bien faire passer le message.
13h00. Temps de faire une petite sieste.
Juste en se réveillant elle se rappellera avoir rêvé qu’un chat orphelin sonnait à la porte pour venir faire le ménage. Elle va vraiment finir par prendre un animal domestique.
À 14h30 elle part de chez elle. Avec le bon état d'esprit, qu’elle se répète à voix haute pour ne pas dévier : C'est l'entreprise qui a besoin de moi. Pas l’inverse.
À l’accueil de la boîte située dans une zone d’activité sans couleurs on lui dit d’attendre sur un fauteuil moche.
Quand le recruteur sort du bureau pour venir chercher Géraldine, la surprise est à peine perceptible dans son expression. Il se maîtrise d’abord en voyant la tenue inadaptée à ce moment d'échange professionnel. Le responsable RH se retient visiblement d'afficher sa surprise, mais l'inspiration profonde qu'il vient de prendre, le bras tendu vers Géraldine pour lui indiquer d'entrer, en dit long. Il y a peut-être quand même quelque chose à en tirer. Géraldine serait vraiment déçue d’être venue déguisée pour rien.
Juste avant de s’asseoir à son bureau il est quand même obligé de demander : « Vous êtes déjà sous contrat de travail avec un autre employeur ? »
« Non pas du tout ».
Les évolutions de la mode laissent le bénéfice du doute. Après les robes chemises peut-être que les uniformes à tablier viennent d’entrer dans les codes du prêt-à-porter.
Quelques banalités pour présenter l'entreprise, que Géraldine entend d'une oreille distraite parce qu'elle balaie la pièce du regard, curieuse, à la recherche des moindres petites récompenses : une photo de groupe, une affiche corporate, un diplôme au mur, trophée sportif, photos de famille, même les dessins des enfants avec des cœurs et des dauphins.
Mais le responsable du recrutement passe très vite à l'offensive en lançant l'interrogatoire : « Vous avez de l'expérience en travail d'équipe ? Nous ce qu'on recherche c'est des gens qui sont capables de s'adapter dans une équipe. »
Géraldine, pas très convaincue, peut-être encore trop sensible aux effets d’intimidation, se contente de répondre « oui oui ».
En face il fronce un peu les sourcils et reprend : « J’ai pas été impressionnée par votre CV… Qu’est-ce que vous pouvez me donner pour essayer de me convaincre ? »
Qu’est-ce que je peux te donner ?
Mais mon pauvre, c’est toi qui cherche désespérément de la main d'œuvre.
Géraldine se remet dans la vibration, celle qui la portait encore lorsqu’elle enfilait sa tenue de domestique sur le parking en rigolant intérieurement. Incrémentale. Pleine de fourberie.
Elle se redresse un peu sur la chaise, lève la tête et assène à son tour :
« Et vous pratiquez l’adjacence dans votre entreprise ? Non parce que moi je ne bosse que dans des boîtes en adjacence. »
Une courte pause chez l'adversaire. Courte mais assez claire pour comprendre qu'il est un tout petit peu perplexe. Ce qui ne l'empêche pas de contre-attaquer :
« En ce moment il faut que vous compreniez bien la situation qu’on traverse. Si on veut que les choses avancent il faut que tout le monde y mette du sien... »
C'est là que Géraldine perd patience. Elle était juste venue pour s'amuser, pas pour écouter des leçons de morale.
Elle se lève soudain, et lance : « Bon moi je dois y aller, j'ai d'autres offres qui m'attendent. »
En passant son sac à l'épaule, Géraldine lui lance encore dans les yeux « Très belle journée à vous ! » avant de sortir du bureau.
Un grand sourire sur le visage.
Elle flotte dans le couloir. Voit défiler les plantes, la machine à café, les sièges. Le visage hébété du RH bien imprimé en mémoire. Elle dit bon courage ou quelque chose du genre, quand elle repasse devant l’accueil, et sur le parking, finit par exploser de rire. Impossible de se retenir.
Elle ne s'est jamais sentie aussi détendue, aussi victorieuse.
Quelques notes de musique résonnent. Elle les reconnaît avec un peu de latence, dans son sac. Le téléphone qui sonne. Numéro inconnu. Géraldine hésite deux secondes mais décroche dans un élan au cas où ce serait important.
« Allo madame, bonjour, Aurélie Joubert du bureau du CPF, je vous appelle pour vous aider à choisir les formations auxquelles vous avez droit dans le cadre du compte personnel formation ... »
Une derrière petite secousse de rire. Géraldine répond gentiment : « Nan, j’ai pas le temps là... allez je raccroche hein... »
Ce qu’il lui faut maintenant c’est une bonne bière IPA en repensant à la tête qu’il faisait quand elle a dit « adjacence » et « très belle journée ».
Pour la suite elle se voit déjà avec une faluche de cuisinière pendant les prochains entretiens.